Projet scientifique – axe 1

Axe 1 : État, régulations et contestations dans les Afriques

Foule au Mozambique – Photo de Michel Cahen

Qu’il connaisse aujourd’hui l’expansion institutionnelle et la croissance économique ou au contraire des situations de violences et de repli,  l’État en Afriques peut être saisi dans son entreprise d’imposition, ce que l’on pourrait appeler un retour de la régulation. Ses institutions comptent (Cheeseman), elles ne cessent de produire des « effets d’État ». Cette entreprise procède de négociations constantes avec des acteurs non étatiques qui ne cessent d’affirmer des formes de subsidiarité et d’autonomie et qui, ce faisant, réajustent en permanence l’État. Il faut observer tout à la fois les formes de participation et d’irruptions citoyennes dans les espaces politiques, les contestations du pouvoir y compris dans leurs modalités violentes, les trajectoires étatiques vues par le prisme de l’action publique, ainsi que la multiplicité des systèmes juridiques et normatifs en présence, sans oublier les relations internationales et les régimes de l’aide, pour mieux saisir les États comme espaces pluriels et cadres hétérogènes d’action, de régulation et de pouvoir, avec des topographies complexes (Boone). Cette analyse de l’institutionnalisation du pouvoir et des modalités d’action de l’État en Afriques non seulement guide nos recherches mais  structure aussi une part de l’enseignement de deuxième cycle à Sciences Po Bordeaux, en particulier dans le cadre du Master RDS (Risques et Développement aux Suds) associé à LAM.

Participations, mobilisations et citoyennetés

Les transitions politiques des années 1990 comme les récents soulèvements populaires au nord et au sud du Sahara en faveur de la démocratie indiquent combien la participation politique et la citoyenneté sont au cœur de la fabrique du pouvoir et du politique (Allal, 2013 ; Beinin & Vairel, 2011 ; Bratton & Van de walle, 1997 ; Buijtenhuijs & Thiriot, 1995 ; Bennani-Chraïbi & Fillieule, 2002 ; Siméant, 2013 ; Van Walraven & Thiriot, 2002). L’acuité de ces faits sociaux invite à poursuivre une réflexion entamée de longue date au sein de LAM sur les formes de mobilisation, de représentation et de participation politiques sur le continent africain et parmi ses diasporas (CEAN, 1978 ; Coulon, 1981 ; Constant-Martin, 2002 ; Cahen, 2008 ; Otayek, 1998, 2002 ; Quantin, 2004). Le dialogue interdisciplinaire entre politistes, anthropologues, sociologues, historiens, géographes, juristes et littéraires est l’occasion d’ouvrir de nouveaux chantiers de recherche sur les rapports des citoyen.ne.s à la politique et au politique. Participation politique et citoyenneté sont ici étudiées dans la pluralité et la diversité de leurs formes (participation « par le bas », résistances infra-politiques, réseaux communautaires, engagements partisans et associatifs, actions collectives organisées ou institutionnalisées, oppositions violentes, actions illicites, dispositifs participatifs ou consultatifs, élections et vote), des lieux et échelles de leur déploiement (espaces public, privé, physique, médiatique ou virtuel, niveau local, national ou international), de leurs objectifs et cibles (y compris les mouvements religieux, ethno-nationalistes, xénophobes), comme de leurs acteurs (porte-paroles, élites, citoyen.ne.s « ordinaires », en particulier les fractions dominées et invisibilisées : jeunes, femmes, minorités). Nous examinons dans ce premier sous-axe les déterminants historiques et sociologiques de la participation politique en Afriques ainsi que les trajectoires et caractéristiques sociologiques des citoyen.ne.s et leurs formes d’organisations sociales.

Les dynamiques internes et externes de la contestation et de la conflictualité

Il nous faut comprendre les mobilisations dans des contextes politiques et institutionels mouvants et fragiles. Dans quelles conditions se transforment-elles en contestation, en conflictualité, puis en conflits ? Deux paramètres sont alors à prendre en compte : les opportunités et les contraintes liées aux réalités institutionnelles internes d’une part (perspective néo-institutionnaliste), et celles liées aux formes et conditions de l’extraversion des États et des sociétés d’Afrique d’autre part (perspective sous régionale et de mondialisation).

Derrière une convergence des constitutions et institutions démocratiques (pluralisme politique, élections), se jouent une adaptabilité et une inventivité des pratiques réelles, autant de formules politiques  en construction (Schedler, Lindberg). Ces régimes hybrides (Diamond) ou « démocraties à adjectifs » (Collier & Levisky) aujourd’hui généralisés sur le continent définissent les conditions des possibles de la participation et de la mobilisation variables, formelles et informelles. Les élections ont une portée qui peut être variable dans le temps (Lindberg, Bogaards), dont se saisissent inégalement les acteurs. Les verrous institutionnels, capacitaires ou politiques, réels ou supposés, peuvent alors se traduire dans un registre conflictuel. Les tensions aboutissent parfois à une volonté de redéfinir le tracé du corps électoral lui-même (séparatismes, revendications d’une autochtonie primordiale) ou même à une réfutation absolue du principe électoral.

Il importe également de voir, quand les contestations armées durent, comment elles peuvent devenir productrices d’ordres alternatifs, redistribuant les « chances de vie » (Weber) et les capitaux (Baczko, Dorronsoro & Quesnay), produisant des proto-étatisations alternatives. Ces changements affectent à la fois le devenir du conflit et la trajectoire dans l’après-conflit (Péclard).

Violentes ou non, les mobilisations doivent être analysées dans leur dimension internationale ou transnationale, en vertu de l’extraversion historique des États et élites africaines mais aussi des sociétés elles-mêmes.

Régime politique et action publique

Dans notre précédent projet scientifique, la notion de régime politique était abordée sous l’angle des élections et des systèmes partisans. Nous proposons désormais d’appréhender la nature des régimes politiques en Afriques à l’aune des politiques publiques, angle mort de la littérature en général, et en Afriques en particulier. L’articulation entre la sociologie de l’action publique et les régimes politiques est au coeur de nos travaux d’un point de vue épistémologique, théorique, comparatif et empirique. Ainsi, dans une perspective historique, la question de l’action publique va de pair avec celle de la trajectoire de l’État, des institutions politiques et des formations sociales (Darbon, Provini, Nakanabo Diallo, Schlimmer). Or, la nature du régime politique est cruciale pour comprendre la variété des gammes de politiques publiques d’un pays à un autre. De la même façon, la diversification des politiques publiques et des acteurs impliqués dans les processus de formulation et de mise en œuvre est, au moins en partie, directement dépendante des mutations qui affectent l’État et les régimes politiques. Poser la question de l’État sous l’angle des politiques publiques conduit nécessairement à s’intéresser aux mécanismes de coproduction de ces politiques et de légitimation des pouvoirs en place, et donc des régimes politiques. Il s’agit également d’associer plus avant des approches quantitatives et qualitatives, notamment par le biais de l’analyse de réseaux inter-organisationnels (Berrou et Piveteau).  Ces questions portent en leur cœur une réflexion sur les frontières entre autoritarismes et démocraties, et en lien avec les débats généraux sur leur pertinence et dans la logique de Camau et Massardier sur la coexistence des espaces.

Le politique saisi par le droit

Un groupe de recherche s’est constitué à LAM autour du droit, et plus largement des normativités en Afrique. Il analyse le droit positif mais aussi la multiplicité des systèmes de normes avec lesquels ce dernier interagit, afin de mieux comprendre la manière dont le droit et les normes sont investis par des forces sociales en compétition pour la revendication de l’autorité politique et pour la définition de l’ordre social. L’analyse se veut comparative – incluant aussi bien les pays du Maghreb que ceux de l’Afrique subsaharienne – et intègre les différentes échelles – du local au transnational – à travers lesquelles se construisent les normativités à l’heure de la globalisation des modes de gouvernance. Le continent africain est l’un des premiers concernés par les transferts de normes, ouvrant la voie à une mise en perspective plus large avec d’autres terrains des « suds » qui connaissent les mêmes dynamiques. La manière dont se jouent les relations entre droit, État et société est étudiée à travers deux thématiques, non limitatives. La première porte sur la relation entre État et normativité islamique, qui permet d’étudier dans les pays africains à majorité musulmane les tensions inhérentes à des architectures juridiques pluralistes, auxquelles s’ajoute la problématique de l’intégration de normes régionales ou internationales à prétention universelle, qui contribue à accentuer les conflits de légitimité, particulièrement saillants dans la régulation des rapports du privé et de l’intime. Une seconde thématique porte sur l’irruption du droit dans les mobilisations sociales, afin de mieux comprendre comment le droit est progressivement investi comme répertoire d’action dans les luttes, dans des mobilisations construites à des échelles multiples, les tribunaux tendant à devenir une nouvelle arène militante, avec des effets à la fois sur les mobilisations et sur l’État.

Politiques étrangères africaines et efforts internationaux d’assistance et de régulation

Après des décennies de marginalisation, les États africains ont semblé à partir du début des années 2000 gagner une nouvelle importance dans les jeux internationaux. Le continent suscite l’attention pour les « risques globaux », les « menaces hybrides » (Aning & Abdallah, 2016) qu’il recèle (épidémies, migrations illégales, djihadisme). Face à ces risques se multiplient les discours et les dispositifs dans le domaine de l’aide au développement (autour des Objectifs du développement durable en particulier), avec les enjeux de dépendance qu’ils génèrent. Un domaine plus spécifique nous intéressera ici, celui de la paix et la sécurité : forces de paix, sanctions contre certains acteurs politiques africains, poursuites devant les juridictions internationales, missions d’observation électorale, programmes de réforme du secteur de la sécurité, action humanitaire en situation de conflits, politiques de gestion des déplacés internes et des réfugiés. Si certains analystes y décèlent la montée globale d’un biopolitique de second rang, d’une gestion a minima des crises (Duffield), d’autres observent l’agencéité des acteurs africains, seuls véritables « permanents de l’étape » (Vircoulon & Tarif). Parallèlement, dans le domaine économique, à la faveur de la hausse de la demande de matières premières des années 2000 et de la vive compétition qui en a résulté sur le continent (Carmody, 2011), des États africains se sont dotés de nouveaux biens publics (infrastructures, services et armement) et ont mis en valeur en leur sein des marchés de consommation émergents et des marchés du travail attractifs pour les investisseurs étrangers, grâce à l’adoption d’une série d’outils institutionnels et à des rapprochements géopolitiques tous azimuts.  Face aux multiples efforts internationaux d’assistance mais aussi de régulation que suscitent ces risques et ces opportunités, les États africains retrouvent donc du « jeu ».