Projet scientifique – Axe 3

Axe 3 : Imaginaires, arts, subjectivités

Concert Gwo Ka – Basse-Terre, Guadeloupe – Photo de Denis-Constant Martin

Fondamentalement pluridisciplinaire, cet axe croise les approches historiques, ethnographiques, philologiques, littéraires et les sciences des arts afin de cerner la fabrique des imaginaires politiques en Afrique, au travers des pratiques artistiques et des mises en récit, qu’elles soient individuelles ou collectives. Interrogeant la relation entre histoire et mémoire sur nos terrains, cet axe s’intéresse aux usages politiques du passé, à ses relectures identitaires ou conflictuelles, aux héritages et diverses formes d’identifications qui nourrissent les arts, les imaginaires et les subjectivités des sociétés contemporaines. Quelles formes textuelles, visuelles ou sonores prennent les expressions vernaculaires du politique ? Comment nos propres savoirs académiques peuvent-ils entrer en partage ou en résonance avec ces imaginaires ?
Les chercheurs et chercheuses impliqués sont engagés sur des terrains, parfois de longue durée, en Afrique et dans les diasporas. Ils et elles ont également en commun de porter attention aux médias utilisés dans ces échanges culturels ainsi qu’à la diversité des langues pratiquées sur le continent et au-delà (français, anglais, portugais, swahili, bambara, haoussa principalement).
Un enjeu transversal de cet axe est la réflexion sur nos propres méthodes d’enquête et d’écriture, sur les modalités de restitution, de partage et de coproduction (approches participatives, open accès des textes et des données).

Productions artistiques et citoyennetés

Arts populaires, arts citoyens – fabriques des identités politiques
Dans la lignée des travaux de l’anthropologie linguistique (Fabian 1990), il s’agit de concevoir des productions artistiques circulant autrement que de manière imprimée et, à travers leurs implications sociolinguistiques au sein d’une communauté, de (re)lire la citoyenneté et d’ainsi éclairer l’aspect processuel, pluriel et conflictuel de la fabrique des identités politiques. Le très vaste champ de la performance et des co-écritures, au croisement parfois de plusieurs langues, s’inscrit alors dans une dimension immédiatement politique, si l’on envisage les acteurs sociaux comme porteurs de re-créations, d’adaptations, de bricolages permanents de textes et d’objets. L’analyse de la réception, en lien avec les rouages de pouvoirs qui régissent les scènes culturelles du continent, croise donc analyse du politique, du social et du littéraire.

Théâtre, performance, festivals
Ces dernières années, de nombreux festivals dédiés à la parole artistique, au théâtre ou plus largement aux performances ont émergé en Afrique. D’anciennes structures, comme les Récréâtrales au Burkina Faso, Mantsina à Brazzaville, côtoient de nouvelles, comme L’univers des mots en Guinée. Dans ces formes artistiques, l’articulation du politique, du citoyen et du geste artistique se trouvent fondamentalement liés, comme le rappellent les organisateurs des Ateliers de la pensée à Dakar. L’étude de ces nouvelles configurations esthétiques et discursives, à travers différents médias (théâtre, chanson, conférence, performance, photographie, poésie…) et différentes langues (qu’ils s’agissent des langues des anciennes puissances coloniales ou de langues nationales) constitue un enjeu majeur pour la compréhension des pratiques contemporaines du politique.

Industrie culturelle et circulations des productions artistiques
L’industrie culturelle des médias audiovisuels constitue un terrain d’étude en pleine mutation. Des études comparées (Nigéria, Côte d’Ivoire, Éthiopie) sur les industries culturelles sont menées, avec une nette attention portée sur la transnationalisation. Des chantiers sont également menés sur les collaborations Sud-Sud (comparaison des industries cinématographiques nigérianes et indiennes, Nollywood/Bollywood). Le marché de l’art africain et les circulations des objets constituent également un autre champ d’activités du LAM, l’Afrique est conçue comme une scène connectée à l’espace mondial et où les enjeux actuels de restitution des œuvres d’art sont pris au sérieux. Les études sur les industries culturelles ont prêté peu d’attention à l’analyse des discriminations (« race », « ethnicité ») au sein de ces industries et à l’influence de ces discriminations sur les représentations de la société produites par ces mêmes industries. D’où l’importance d’inclure l’analyse de l’entrepreneuriat culturel dans l’étude des formes d’engagement citoyen des diasporas africaines. La notion de « scène » (scène musicale par exemple) (Straw, 2014) est également un outil d’analyse pour saisir des articulations ambivalentes associant des dimensions locales, trans-locales ou transnationales et virtuelles. Analyser des productions musicales diffusées dans un circuit marchand sur et en dehors du continent permet de comprendre comment les artistes, producteurs, compositeurs, chanteurs investissent de sens et construisent une africanité au sein de ces espaces.

Mémoires individuelles, mémoires collectives

Usages politiques du passé, mémoires collectives
Éminemment politique, la mémoire et la reconfiguration du passé par et pour les besoins du présent sont une question que l’on peut traiter dans le sillage des recherches sur les réinventions des traditions et sur les usages sociaux de la mémoire (Ranger 1984). Musées, patrimonialisation, célébrations collectives, héroïsation de figures historiques, lieux de mémoire et nostalgies constituent autant de points d’approche de ces processus mémoriels. Envisagée comme un « fait social », la mémoire collective est chargée d’affects et constitue un enjeu d’identité collective mobilisée dans les narrations officielles, les luttes sociales et politiques, par les acteurs culturels et les voix subalternes issues du continent africain et de ses diasporas. Une méthodologie de la déconstruction (Bayart parlant d’« illusion identitaire », 1996) côtoie – pour ce genre d’objet scientifique – une méthodologie fondée sur l’empathie et la compréhension des agendas des différents acteurs sociaux (Diagne, Amselle, 2018).

Archives (auto)biographiques
L’étude des mémoires collectives trouve dans les « archives de soi » un riche matériau pour explorer l’élaboration des subjectivités individuelles et collectives, à l’intersection du privé et du public, rappelant combien « le personnel est politique » (Stoler 2013). L’archive et ses conditions de conservation, de transmission, ou d’oubli (Derrida 1996, Farge 1989), l’archive « hors les murs » (Fouéré), l’« archive sensible » (Basto 2017) constituent aujourd’hui un terrain de recherche fécond dans le traitement duquel l’approche biographique trouve une place particulière. Autour de cet objet commun que sont les matériaux (auto)biographiques et leurs usages sociaux, politiques ou artistiques, des formes complexes d’enquête sont mobilisées, souvent de longue durée, davantage participatives, et des pratiques de co-construction des objets d’études sont à (ré)inventer, notamment par la mobilisation d’objets non textuels tels que les photographies ou les enregistrements sonores.

Pratiques scripturaires, territoires de loral et de l’écrit
Ces interrogations sur l’archive entrent en résonnance avec les études sur les pratiques scripturaires et les écritures de l’histoire en Afrique. Les savants locaux, les intermédiaires, les instituteurs, les interprètes : autant d’acteurs de l’historiographie qui sont restés longtemps dans l’ombre des savants occidentaux. L’étude de ces « intermédiaires » (Lawrance, Osborn, Roberts 2006) envisage un nouveau partage des savoirs et engage un renversement de perspective épistémologique sur la constitution des connaissances sur l’Afrique. Le décompte, l’identification, la reconstitution des parcours de ces « écrivants », pour reprendre le terme de Barthes, s’accompagne d’un processus d’édition, de diffusion et de mise à disposition de leurs œuvres (Sénégal, Mali, Guinée). Le partage entre oralité et écriture se trouve ainsi remodelé, à travers des objets mixtes, hybrides, jouant parfois des frontières entre les langues.

Mémoires des territoires, traces et récits géographiques
Enfin la mémoire des lieux et des espaces constitue un champ de recherche à l’intersection des enjeux écologiques, de patrimonialisation et des prospections économiques. Les transformations rapides des villes du continent et l’accélération des flux entre les métropoles au Nord comme au Sud reconfigurent les référents territoriaux et les  manières d’habiter. Les changements climatiques perturbent également les relations au territoire et l’exploitation accrue des ressources naturelles contribuent à faire évoluer les formes de territorialisation des groupes et des individus. Déchiffrer ces phénomènes implique une attention particulière à la toponymie, mais également aux récits identitaires liés aux lieux, aux traces physiques de l’anthropocène et aux pratiques quotidiennes qui façonnent le territoire.

Imaginaires et identités de l’ici et de l’ailleurs

Enjeux culturels des présences africaines mondialisées
S’intéresser aux diasporas oblige à se confronter à l’épineuse question des constructions identitaires et aux définitions du vivre-ensemble dans un contexte multiculturel. Les diasporas africaines jouent un rôle important dans la vie culturelle des pays d’accueil (on pensera par exemple au vaste champ des littératures, cinémas, musiques, etc.). Elles enrichissent le patrimoine culturel national tout en participant à déstabiliser toute conception étroite de ce qui constitue la « culture » ou « l’identité » nationale. Cette production culturelle est porteuse d’imaginaires et de représentations qui offrent à la fois un regard nouveau sur les pays d’accueil et une perspective intime de l’expérience de la migration et de la vie au sein de la diaspora, que la production culturelle diasporique permet au contraire d’analyser à travers un point de vue émique. Il faut considérer ici les tensions autour des différentes médiations culturelles de cette diaspora, face à ses représentations culturelles et médiatiques, face aux débats autour de la discrimination raciale ou religieuse, aux pratiques mémorielles, aux enjeux de formation et de transformation des identités et aux relations culturelles entre pays d’origine et pays d’accueil.

Imaginaires de l’altérité et épistémologies décoloniales
Il n’est pas possible pour un laboratoire de recherche français de travailler sur l’Afrique et en Afrique sans s’interroger sur les formes de domination coloniale qui continuent à irriguer les structures de la recherche internationale. Le LAM entend donc non seulement déconstruire ces continuités, mais aussi expérimenter de nouvelles épistémologies décoloniales. Cet effort collectif est multiforme. Il consiste par exemple à contribuer à la diffusion et à la reconnaissance de littératures marginalisées, à concevoir des outils de recherche permettant la coproduction des données sur le terrain ou la coécriture des résultats. Il s’agit également d’encourager le partage de nos travaux en open access, grâce notamment au carnet Esquisses (plateforme en ligne hébergée par Hypothèses et animée par les chercheuses et chercheurs du laboratoire). Enfin, nous cherchons à nourrir des collectifs de recherche dépassant les frontières géographiques entre le « nous » des chercheurs et le « eux » des personnes concernées par la recherche.